Jeudi 19 et vendredi 20 décembre
Rencontres artistiques, révélations, réflexions…
Atelier à Moursal… des sourires et des nez !
Les
deux derniers jours ont été bien remplis. J'ai la langue à terre,
la gorge en compote et les plantes de pieds en mioche! Je dégage une
odeur étrange où se rencontrent le chasse-moustique, l'écran
solaire et les grillades. Je mouche de la poussière. Katel et moi
sommes maintenant des pros du clando, empruntant régulièrement le
mode de transport en commun privilégié des N'Djaménois. On va même
chercher le traditionnel beignet soufflé, préparé le matin par les
femmes au coin des rues (10 pour 100FCFA... donc 30 sous!). On en
profite pour discuter avec les gens du quartier.
Je
suis heureux. L'intensité de ce séjour, sur le plan artistique et
personnel (car j'y réalise un rêve d'enfance), est assez
exceptionnelle.
En
deux jours, en plus des ateliers pour les jeunes des quartiers, j'ai
eu la chance d'offrir un atelier pour un groupe composé strictement
de femmes, ainsi qu'un atelier pour une troupe de théâtre
communautaire du quartier Moursal. J'ai également pu voir une
équipe de danseurs (sous la direction de Jamal Noudjingar) en
répétition, en plus de passer tout un avant-midi en salle avec Yaya
et deux de ses danseurs, dans le cadre d'une rencontre-échange.
Entre-temps, une entrevue à Radio-Canada Acadie avec Martine
Blanchard, que vous aurez peut-être entendue. Le tout couronné
d'agréables soirées à discuter avec les copains jusqu'aux petites
heures.
Oui,
parce qu'il faut comprendre comment ça fonctionne à N'Djamena :
la soirée commence à 23h. Entre 20h et 23h il y a un espèce de
moment suspendu ou en général on se lave, on mange, on se pause un
peu avant de sortir. Et on sort beaucoup. Le long des rues, en
soirée, on ne voit que ça : des groupes de gens réunis,
devant un bar ou devant une porte ou au pied d'un arbre. Les gens
discutent. Les vieux, les jeunes, les chiens les chats les poules...
tous y sont.
Bref...
tout ça pour dire que si on fait un calcul rapide des heures, on
constate qu'il n'y a pas eu beaucoup de trous! Je me concentre sur un
moment fort qui a provoqué des réflexions et des émotions vives.
Rencontre
d'échange artistique avec Yaya Sarria
Pour
tous, sans exception, l'art est non seulement un choix de vie, c'est
un choix de salut, de survie. Taïgue, John, Yaya, Yacinthe – pour
ne nommer que ceux-là – sont des anciens jeunes de la rue qui ont
trouvé dans la danse une voie (et une voix). Maintenant ils sont les
ambassadeurs de leur pays partout en Afrique, en Europe, en Amérique.
Ils ont des parcours étonnants et troublants. Lorsqu'ils donnent des
formations aux jeunes de la rue, ils savent à qui ils parlent. Ils
sont des exemples de rigueur, d'humilité, de persévérance, de
résilience. Ils parlent de leur propre parcours avec émotion. Ils
continuent à vivre dans des conditions précaires, ils portent de
lourds fardeaux, ils connaissent la misère... dans cette
petite-grande-ville de 721 000 habitants, il n'est pas rare, en se
promenant à moto avec eux dans le brouillard orangé de N'Djamena,
d'entendre un « Aye Yaya! » ou « Ôlà,
Djafat! »... J'ai écrit plus d'une fois sur ce blog que je me
sentais en sécurité. Ils y sont pour quelque chose. Ils portent un
calme, un regard, une dégaine à la fois charismatique et pacifique.
Ils ne prennent pas de risques inutiles, ne cherchent pas la
provocation, s'assurent toujours qu'on est bien rentrés, que nous ne
sommes pas seuls le soir, que nous sommes en sureté.
Je
m'égare...
Yaya,
qui nous aide depuis le tout premier jour à nous acclimater à la
ville, qui nous sort, qui nous raconte des histoires et déconne avec
nous, a sa propre compagnie appelée Sabot du Vent.
Avec Sabot du Vent
En
salle, avec Yaya, John et Léonie, on a passé l'avant-midi à
échanger. D'abord un petit échauffement où on s'apprivoise en même
temps. Chacun de son côté, petits moments de rencontre, mais
surtout on prend le temps d'arriver. Et puis on discute un bon
moment. Chacun raconte son histoire, son parcours, sa vision, ses
raisons d'être là. J'apprends que Léonie est d'abord comédienne,
qu'elle vient du Cameroun et n'est pas rentrée depuis plus de trois
ans, que Yaya est orphelin et a commencé par toucher au théâtre
avec le regroupement scout mené par Vangdar avant de bifurquer vers
la danse, que John était dans la rue et dormait au Ballet National
lorsque Yaya l'a pris sous son aile. Je parle de mon histoire, de
l'Acadie, de pêche et de viande, de mes spectacles et de mes
déplacements à moi... un peu gêné mais acceptant qu'on vient de
contextes différents.
On
se rejoint sur plusieurs aspects : l'envie du métissage des
formes, l'art comme outil d'espoir et de changement, l'envie
d'utiliser l'art pour créer des ponts.
Et
puis on se lève... Yaya me propose de me montrer comment ils
travaillent, en partant d'un extrait du spectacle qu'il est en train
de créer : « Les déplacés ». Sa
première inspiration pour ce spectacle : les déplacés. La
famille de sa mère, de descendance Peul nomade, est toujours en
mouvement. Il ne les voit pratiquement jamais puisqu'ils n'ont pas
d'itinéraire précis. Il ne sait pas où ils sont sur le territoire.
Comment bâtir son identité lorsque même nos racines se déplacent?
Et
ils se mettent à danser.
Ouf.
Personnages
décharnés.
Sensibilité
désarmante, authenticité, vérité...
Corps
blessés
Déséquilibre
contrôlé.
Corps
déstabilisés, empêchés, repoussés, tirés malgré eux.
Corps
qui luttent, qui abdiquent, se relèvent.
L'espoir
de l'artiste.
Difficile
de ne pas se reconnaître. J'ai vu les déplacés, les réfugiés,
les déportés, j'ai vu l'Afrique... et l'Acadie. En les regardant
j'ai versé une larme (peut-être même deux...). Excessivement
touchant. Yaya fait ressortir chez chacun sa propre sensibilité, et
en même temps on sent qu'ils sont dans le même univers, dans cet
hybride indéfinissable entre danse traditionnelle, contemporaine et
classique.
Le
corps...
À
la fois ce qui nous unis toutes et tous par cette ossature verticale
reposant sur deux points d'appuis et de multiples articulations
complexes.
À
la fois ce qui trahis l'individu (on reconnaît quelqu'un de très
loin; on sait si une personne ment; on reçoit l'excitation ou la
fatigue de l'autre).
À
la fois porteur de culture, de tabous, d'interdits, d'impulsions
propres à un peuple entier.
À
la fois émetteur/récepteur, par mimétisme, d'émotions et d'états
d'une grande profondeur.
Le
corps parole, le corps outil, le corps arme, le corps communion, le
corps le corps le corps…
Ateliers avec une troupe de théâtre amateur, dans l'église baptiste de Moursal |
Je
ne sais pas exactement ce que je suis en train d'apprendre ici mais
je sais qu'il se passe des trucs, qu'il y a des petits fils qui se
touchent, des connections qui se font, se défont, se refont.
Je
voulais parler de bien des choses ce soir... je m'arrête ici.
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