jeudi 26 décembre 2013

Jours 10 et 11

Jeudi 19 et vendredi 20 décembre
Rencontres artistiques, révélations, réflexions…



Atelier à Moursal… des sourires et des nez !

Les deux derniers jours ont été bien remplis. J'ai la langue à terre, la gorge en compote et les plantes de pieds en mioche! Je dégage une odeur étrange où se rencontrent le chasse-moustique, l'écran solaire et les grillades. Je mouche de la poussière. Katel et moi sommes maintenant des pros du clando, empruntant régulièrement le mode de transport en commun privilégié des N'Djaménois. On va même chercher le traditionnel beignet soufflé, préparé le matin par les femmes au coin des rues (10 pour 100FCFA... donc 30 sous!). On en profite pour discuter avec les gens du quartier.

Je suis heureux. L'intensité de ce séjour, sur le plan artistique et personnel (car j'y réalise un rêve d'enfance), est assez exceptionnelle.


En deux jours, en plus des ateliers pour les jeunes des quartiers, j'ai eu la chance d'offrir un atelier pour un groupe composé strictement de femmes, ainsi qu'un atelier pour une troupe de théâtre communautaire du quartier Moursal. J'ai également pu voir une équipe de danseurs (sous la direction de Jamal Noudjingar) en répétition, en plus de passer tout un avant-midi en salle avec Yaya et deux de ses danseurs, dans le cadre d'une rencontre-échange. Entre-temps, une entrevue à Radio-Canada Acadie avec Martine Blanchard, que vous aurez peut-être entendue. Le tout couronné d'agréables soirées à discuter avec les copains jusqu'aux petites heures.



Oui, parce qu'il faut comprendre comment ça fonctionne à N'Djamena : la soirée commence à 23h. Entre 20h et 23h il y a un espèce de moment suspendu ou en général on se lave, on mange, on se pause un peu avant de sortir. Et on sort beaucoup. Le long des rues, en soirée, on ne voit que ça : des groupes de gens réunis, devant un bar ou devant une porte ou au pied d'un arbre. Les gens discutent. Les vieux, les jeunes, les chiens les chats les poules... tous y sont.

Bref... tout ça pour dire que si on fait un calcul rapide des heures, on constate qu'il n'y a pas eu beaucoup de trous! Je me concentre sur un moment fort qui a provoqué des réflexions et des émotions vives.

Rencontre d'échange artistique avec Yaya Sarria

Pour tous, sans exception, l'art est non seulement un choix de vie, c'est un choix de salut, de survie. Taïgue, John, Yaya, Yacinthe – pour ne nommer que ceux-là – sont des anciens jeunes de la rue qui ont trouvé dans la danse une voie (et une voix). Maintenant ils sont les ambassadeurs de leur pays partout en Afrique, en Europe, en Amérique. Ils ont des parcours étonnants et troublants. Lorsqu'ils donnent des formations aux jeunes de la rue, ils savent à qui ils parlent. Ils sont des exemples de rigueur, d'humilité, de persévérance, de résilience. Ils parlent de leur propre parcours avec émotion. Ils continuent à vivre dans des conditions précaires, ils portent de lourds fardeaux, ils connaissent la misère... dans cette petite-grande-ville de 721 000 habitants, il n'est pas rare, en se promenant à moto avec eux dans le brouillard orangé de N'Djamena, d'entendre un « Aye Yaya! » ou « Ôlà, Djafat! »... J'ai écrit plus d'une fois sur ce blog que je me sentais en sécurité. Ils y sont pour quelque chose. Ils portent un calme, un regard, une dégaine à la fois charismatique et pacifique. Ils ne prennent pas de risques inutiles, ne cherchent pas la provocation, s'assurent toujours qu'on est bien rentrés, que nous ne sommes pas seuls le soir, que nous sommes en sureté.

Je m'égare...

Yaya, qui nous aide depuis le tout premier jour à nous acclimater à la ville, qui nous sort, qui nous raconte des histoires et déconne avec nous, a sa propre compagnie appelée Sabot du Vent.


Avec Sabot du Vent

En salle, avec Yaya, John et Léonie, on a passé l'avant-midi à échanger. D'abord un petit échauffement où on s'apprivoise en même temps. Chacun de son côté, petits moments de rencontre, mais surtout on prend le temps d'arriver. Et puis on discute un bon moment. Chacun raconte son histoire, son parcours, sa vision, ses raisons d'être là. J'apprends que Léonie est d'abord comédienne, qu'elle vient du Cameroun et n'est pas rentrée depuis plus de trois ans, que Yaya est orphelin et a commencé par toucher au théâtre avec le regroupement scout mené par Vangdar avant de bifurquer vers la danse, que John était dans la rue et dormait au Ballet National lorsque Yaya l'a pris sous son aile. Je parle de mon histoire, de l'Acadie, de pêche et de viande, de mes spectacles et de mes déplacements à moi... un peu gêné mais acceptant qu'on vient de contextes différents.

On se rejoint sur plusieurs aspects : l'envie du métissage des formes, l'art comme outil d'espoir et de changement, l'envie d'utiliser l'art pour créer des ponts.

Et puis on se lève... Yaya me propose de me montrer comment ils travaillent, en partant d'un extrait du spectacle qu'il est en train de créer : « Les déplacés ». Sa première inspiration pour ce spectacle : les déplacés. La famille de sa mère, de descendance Peul nomade, est toujours en mouvement. Il ne les voit pratiquement jamais puisqu'ils n'ont pas d'itinéraire précis. Il ne sait pas où ils sont sur le territoire. Comment bâtir son identité lorsque même nos racines se déplacent?


Et ils se mettent à danser.

Ouf.

Personnages décharnés.
Sensibilité désarmante, authenticité, vérité...
Corps blessés
Déséquilibre contrôlé.
Corps déstabilisés, empêchés, repoussés, tirés malgré eux.
Corps qui luttent, qui abdiquent, se relèvent.
L'espoir de l'artiste.


Difficile de ne pas se reconnaître. J'ai vu les déplacés, les réfugiés, les déportés, j'ai vu l'Afrique... et l'Acadie. En les regardant j'ai versé une larme (peut-être même deux...). Excessivement touchant. Yaya fait ressortir chez chacun sa propre sensibilité, et en même temps on sent qu'ils sont dans le même univers, dans cet hybride indéfinissable entre danse traditionnelle, contemporaine et classique.

Le corps...
À la fois ce qui nous unis toutes et tous par cette ossature verticale reposant sur deux points d'appuis et de multiples articulations complexes.
À la fois ce qui trahis l'individu (on reconnaît quelqu'un de très loin; on sait si une personne ment; on reçoit l'excitation ou la fatigue de l'autre).
À la fois porteur de culture, de tabous, d'interdits, d'impulsions propres à un peuple entier.
À la fois émetteur/récepteur, par mimétisme, d'émotions et d'états d'une grande profondeur.
Le corps parole, le corps outil, le corps arme, le corps communion, le corps le corps le corps…


Ateliers avec une troupe de théâtre amateur, dans l'église
baptiste de Moursal
Je ne sais pas exactement ce que je suis en train d'apprendre ici mais je sais qu'il se passe des trucs, qu'il y a des petits fils qui se touchent, des connections qui se font, se défont, se refont.

Je voulais parler de bien des choses ce soir... je m'arrête ici.










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