Dimanche
15 décembre
… rencontres et réflexions...
Em-boeufs-teillage...
« N'Djamena est une ville en chantier »... J'entends beaucoup cette phrase. Le Tchad aussi est un pays en chantier, en reconstruction. Les tchadiens retrouvent le respect de leurs compatriotes africains, se détachant progressivement de l'image d'un pays défait, morcelé, oublié, déchiré par les guerres interminables. Quand on roule dans les rues de la ville, on passe rapidement de l'impression d'une ville en modernisation, avec de grands bâtiments et des rues bitumées, à celle d'une ville en lambeaux, où les trous dans les routes en terre battue sont tels qu'on se demande si on se rendra au prochain coin de rue. Les quartiers vivants et vibrants font successivement place aux quartiers bidons-ville jonchés de déchets, aux quartiers-marchés fourmillant de monde et d'animaux (poules, coqs, chiens, canards), aux rues bloquées par les troupeaux de bœufs occupant la route en entier, le tout au son de la musique hip-hop ultramoderne qu'affectionne particulièrement Roger (le conducteur), venant contraster avec le portrait d'ensemble.
Ce
matin nous étions sur la scène du Ballet National, en pleine
rencontre artistique avec la comédienne, conteuse et marionnettiste
Virginie Tokari. Pendant trois heures nous avons cherché à mélanger
clown et conte, se découvrant en même temps comme collègues de
travail. Plongés dans ce véritable chantier artistique, on a plus
ou moins trouvé – ce qui est normal dans les circonstances. On a
tout de même du matériel que nous pourrons nettoyer et peaufiner
après-demain. Par contre, quel privilège que celui de se permettre
ce saut dans le vide : deux artistes qui ne se connaissent pas
et qui se lancent dans la création d'un mini-spectacle qu'ils
présenteront trois jours plus tard, au bout d'à peine six heures de
travail. Virginie surprend par son aplomb et son franc-parler sans
gants blancs. C'est une fonceuse et gare à qui voudrait lui bloquer
la route! Elle nous a également présenté John (Jean-Marie, dit
John-de-John), son mentor. Ce monsieur fascinant, comédien ayant
décidé à la fin des années 1990 de se lancer dans l'art de la
marionnette, tente depuis de faire vivre cet art à N'Djamena. Un
réel défi – un combat qui rappelle celui que me racontent les
danseurs rencontrés ces derniers jours, arrivant progressivement à
instaurer et à faire vivre la danse contemporaine dans leur ville.
Je
constate aussi, depuis les quelques jours qu'on est à N'Djamena, à
quel point l'art est, ici, un outil de sensibilisation (hygiène,
santé sexuelle, traitement de l'eau, réhabilitation sociale, etc.).
« C'est essentiel », me dit John, « Plusieurs ne vont pas à l'école. C'est le seul
outil qu'on a pour parler de ces choses... et la survie du peuple en
dépend ! Le taux de mortalité chez les jeunes est toujours très
élevé... il faut éduquer les gens. On le fait en leur racontant
des histoires.»
En
soirée, nous prenons le temps de s'asseoir avec notre ange-gardien temporaire,
le cinéaste Aboubakar, afin de visionner son travail. Documentaires,
fictions, télé-séries/capsules humoristiques... À ma grande
surprise, il joue dans ses télé-séries – lui qui est plutôt
réservé dans la vie. Et ce qu'il est drôle! Les capsules qu'on a
vues nous montrent de faux policiers (la « folice »)
profitant de leur pouvoir. On y voit aussi un jeune sans-emploi, joué
par le clown tchadien Djafat, qui passe ses journées à commenter et
à se foutre de la gueule des gens... Le commentaire social est
omniprésent : la corruption, le rapport au pouvoir, la
pauvreté, le cynisme... etc.
Il
a aussi un super projet appelé le CNAT (Cinéma numérique ambulant
du Tchad), où il part dans les régions reculées du pays avec tout
le matériel nécessaire (écran, projecteur, matériel sonore,
génératrice – plusieurs régions n'ont pas l'électricité) afin
de présenter des films à ceux qui n'auraient jamais l'occasion d'en
voir. Le projet en est encore à ses débuts mais l'initiative est
géniale. Yaya me disait aussi qu'il souhaitait de plus en plus
orienter son travail de diffusion loin des festivals et des grosses
structures, pour se concentrer sur les gens : créations in
situ, spectacles offerts directement dans les maisons, etc. Le
souhait : démocratiser l'art, mais aussi miser sur la rencontre
véritable entre les artistes et la population.
Ville
en chantier. Pays en chantier. L'art aussi est en chantier ici... un
chantier vibrant où chaque pierre est posée avec une volonté de
fer – et de faire… Un chantier qui, s'il continue d'être
mené par des architectes de cette trempe, permettra certainement à
la Scène tchadienne de se (re)construire des fondations solides et
de prendre, enfin, la place qui lui revient.
Merci mathieu! Très pertinent et bonne continuité...
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