vendredi 27 décembre 2013

Jour 14 - déjà...

Dimanche 23 décembre
Quoi? Bientôt Noël? Euh, non. J'y crois pas.

Dernière journée avant le départ.
Pourtant il me semble qu'hier seulement nous arrivions à N'Djamena.
Comme le dit la chanson : « Pourquoi faut-il... qu'le temps file? »




J'ai enfin pu aller voir le travail de Yacinthe Tobio, directeur artistique de la compagnie de danse Jeunes Tréteaux. On se le promettait depuis la première semaine. Avec sa conjointe Lorraine, scénographe et costumière française, ils travaillent sur une création autour de l'émancipation de la femme. Sur scène : sept femmes. C'est très rare ici. Déplacer les femmes n'est pas une tâche facile (nous l'avons vu lorsque nous avons donné les ateliers aux groupe de Virginie la semaine dernière) puisqu'on s'attend à beaucoup d'elles.


Les femmes venue répéter sur le plateau du Ballet National n'ont pas d'expérience de scène. Yacinthe travaille avec elles de façon très instinctive et sensible, cherchant patiemment ce qui émergera de chacune. Il travaille sur leur présence, explorant successivement différents thèmes qui apparaissent : la joie, la douleur, la colère, le jugement, l'espoir. C'est touchant à voir. Yacinthe m'invite à participer, à proposer des provocation à ses danseuses, à me prononcer. Une très belle discussion suit la répétition. Lorraine demande à chacune ce que représente, pour elle, l'émancipation. Les réponses viennent au compte-goutte. 


On sent la réserve, la gêne... un certain inconfort. Puis, doucement, on commence à s'ouvrir.


« L'émancipation c'est être libre de faire ses choix », « l'émancipation c'est la curiosité », « l'émancipation c'est se libérer des apparences », « l'émancipation c'est le savoir, l'éducation, la connaissance »... Je ressors de ces quelques heures reconnaissant d'avoir été invité à y participer.


Dernier atelier à Chagoua

Ensuite, en route vers Chagoua pour le dernier atelier du séjour. C'est très agréable de terminer avec eux – un groupe de jeunes passionnés, rigoureux, curieux. Djafat vient assister à la fin de l'atelier et me ramène en moto. Il me fait visiter un peu le quartier – son quartier – avant de me ramener chez Taïgue où nous préparons une petite soirée pour remercier les copains rencontrés pendant le séjour.

Une très belle soirée, où une vingtaine de personnes viennent célébrer avec nous.
La mélancolie du départ fait place à l'anticipation des suites de ce projet. On est tous intéressés à ce que la collaboration se poursuive. Plusieurs projets sont lancés. Il faudra faire des choix, bien entendu, mais il s'agit plutôt de choix de timing que de choix de projets.

Je rentre au bercail plein de nouvelles impressions, touché par la sensibilité et la générosité avec laquelle nous avons été accueillis, et plein d'espoir pour ce monde à la fois grandiose et absurde dans lequel nous vivons. Pendant qu'à quelques centaines de kilomètres de N'Djamena les troubles en Centrafrique font état de l'incompréhension entre les hommes, provoquant plus de 250 000 réfugiés à remonter vers le nord, ici des artistes de plusieurs pays et continents rêvent de projets où la paix, la collaboration et l'échange sont au centre des aspirations. Ils dansent, ils jouent, ils écrivent, ils rêvent.

Travailler ensemble pour cerner ce qui nous sépare et nous unit.
Accepter qu'il y a, en chacun, une part d'incompréhensible.

… et en faire, ensemble, quelque chose de beau
qui nous définit et nous dépasse à la fois.



jeudi 26 décembre 2013

Jour 13 - Un repos ?

Dimanche 22 décembre 2013
La journée de congé! Ben kin.


Avec Yaya, Katel, Léonie et Djafat ! En route...

… vers Gaoui ! Aboubakar à la roue.



J'ai peut-être exagéré.
Aujourd'hui c'est l'extinction totale de la voix. Plus rien ne sort. Les deux journées remplies au coton, les transformations en lion avec les petits de Moursal et la soirée au Kirikou jusqu'aux petites heures n'ont pas plu à ma gorge. La bonne nouvelle : c'est aujourd'hui dimanche, jour de repos.

Pour cette unique journée de repos en 14 jours, on s'est tout de même fait un programme bien dodu!!
D'abord, visite à Gaoui, petit village à environs 45 minutes de la ville, populaire pour ses femmes potières. Le village a gardé son cachet traditionnel. Un beau musée racontant l'histoire de la région est érigé au centre, avec habitations d'antan. En se promenant dans le village, on a une meilleure idée de ce qu'est la vraie vie africaine, loin du rythme effréné de la ville.

Ensuite, Taï, l'administrateur de Ndam Se Na, nous a invité à venir manger chez lui. Encore une fois un festin (il nous avait aussi réservé la boule et la sauce gombo!), en excellente compagnie. Taï m'a prescrit le gingembre frais pour la gorge. J'ai souffert pendant le reste de la journée avec mes morceaux de gingembre que je chiquais tant bien que mal (c'est fort ce truc!). Mais je pense que ça m'a aidé.




Pour terminer nous sommes allés à Damlar – aussi en périphérie de la ville – afin d'aller voir les danses traditionnelles tchadiennes qui ont lieues tous les dimanche à partir de 16h. Accompagnés au balafon, les danseurs (dont certains sont très grands, des géants... on dit que les ancêtres Sao étaient immenses, je comprends mieux). Danses de séduction, danses de guerre, danses festives. La danse Sai est très impressionnante, avec un mouvement très rapide du torse et des épaules. C'est très sportif! Les tenues sont colorées, l'atmosphère à la fête. Les danseuses et danseurs se font récompenser par les spectateurs qui viennent leur coller des billets sur le front alors même qu'ils dansent... oui-oui, comme une danse à dix, mais avec de la classe (et des vêtements). Certains peuvent gagner plusieurs milliers de Francs en une soirée.


La soirée ne s'est pas éternisée. Petit verre et poulet grillé, et puis hop au lit! 








Jour 12 - Bientôt la fin

Samedi 21 décembre 2013
N'Djamena s'embellit... et quel nez pour qui?


Rare photo des rues de N'Djamena


N'Djamena, comme tant de choses en ce bas monde, gagne en beauté avec le temps... ou plutôt, c'est sur la durée que notre œil apprend à en voir la beauté. Ce qui, les premiers jours, me choquait – poussière, habitations de fortune, saleté, pauvreté apparente – me semble maintenant bien normal et, en fait, je me rends compte de la réalité brute et concrète de la vie que l'on tente de masquer chez nous.


« Je préfère manger les mains sales... sinon j'ai l'impression de manquer quelque chose. Je me lave après. », me dit-on. En clando en pleine nuit tchadienne, passant dans les rues en terre battue, croquant la poussière et plissant les yeux j'ai perdu, pendant quelques instants, mon regard de touriste. C'est quand on cesse de comparer à notre contexte à nous que l'on arrive à percevoir que ce qui se vit sous nos yeux, c'est la Vie. C'est la vie de ces gens, qui ne se trouvent pas sales et délabrés. Car ils ne le sont pas.

Oui, la vie est dure. Non ce n'est pas salubre partout et l'hygiène est un problème. Oui on a souvent un sentiment de désolation... et en même temps la force de survie, la résilience, l'entraide, la générosité, la chaleur de ces gens nous font réaliser qu'on arrive toujours avec un lot d'à priori, d'idées du confort et du bien-être. La vie à N'Djamena ne s'arrête jamais. Le silence n'existe pas. Les gens qui discutent, les prières qui commencent au beau milieu de la nuit, les chiens qui aboient, les coqs qui chantent, les klaxons de moto... Les rues de Montréal vont me sembler bien silencieuses à mon retour.

Cet après-midi nous avons goûté à la générosité tchadienne dans toute sa splendeur. Vangdar, directeur artistique de la compagnie Themacult, nous a invité chez lui pour diner. Un festin traditionnel tchadien. « Des portions garçon », dit-il en riant! Avec lui, trois de ses comédien.nes et Djamal Kossi, metteur en scène et mari de Mariam Kossi, directrice artistique de l'autre compagnie théâtrale d'importance à N'Djamena, Kadja-Kossi. Au menu : la boule de maïs et la boule de manioc, toutes deux des grosses boules de pâte rappelant un peu la polenta. Pour accompagner : la sauce longue au poisson, la sauce gombo à la viande et la sauce poulet. Et puis salades, tomates, oignons, concombres en quantité industrielle. Et on se lance. Tout se passe avec les mains... et il faut savoir que ces trois sauces – surtout la longue – sont gélatineuses et gluantes. Savoureuses sans aucun doute, mais d'une texture qui pourrait en rebuter certains. Moi je suis habitué au natto japonais alors j'y plonge avec joie. Un défi!... On doit prendre un morceau de boule, la compacter un peu dans sa main puis essayer d'aller récupérer cette sauce qui glisse entre les doigts et te relie à ton assiette. Mais j'y suis arrivé comme un pro – avec Djamal comme coach on ne peut pas faire autrement. Ici, lorsqu'ils ont mijoté, on mange les os, les arrêtes, les cous de poulet en entier.

Ensuite, c'était la dernière représentation de « L'heure du conte » à l'IFT, 16h. Virginie et moi avons présenté notre version de « La Grenouille et le Crapaud ». Ça s'est bien passé, on a bien rigolé. Puis les jeunes étaient invités à venir raconter leurs histoires ou leurs devinettes. Moment de partage sous l'Arbre à Palabres.

Jeudi matin et ce matin je travaillais, à l'initiative de Virginie, avec un groupe composé uniquement de femmes. Atelier de clown et de théâtre physique. Il n'est pas facile de déplacer les femmes dans ce pays. Beaucoup d'obligations et d'attentes. J'étais très heureux. En effet, la comédie et le clown ont longtemps été l'affaire des hommes... Et quel bonheur de toucher à des univers différents. Ces ateliers m'ont provoqué de nombreuses réflexions qui viennent s'ajouter à celles provoquées par mes représentations devant public. En soirée nous avons beaucoup parlé du théâtre et du clown avec Léonie, Djafat (LE clown tchadien) et Céline (qui travaille pour une ONG autour des questions de sécurité alimentaire). Je me demande d'abord quel est le théâtre du Tchad. En effet, on parle souvent du public très – voire trop – participatif. On parle d'éduquer le public... mais si on prend la question à l'envers, on peut se demander quel théâtre est adapté à la mentalité et aux besoins d'ici. Pourquoi s'entêter à présenter un théâtre à l'italienne? Quelle forme de théâtre nait ici, dans la terre sablonneuse du pays? Et je pose la même question pour le clown. Nous travaillons avec le petit nez rouge, mais ce petit nez est très « blanc » dans ce qu'il porte comme références. À la base, c'est le nez du soulon qu'on excuse d'être con parce qu'il est bourré. Mais le nez des noirs ne devient pas rouge... et si oui on ne le voit pas! Alors quel est l'outil à trouver ici? Quel est le masque? Quel costume? Quel humour?

De grandes questions qui nous ont fait philosopher longtemps, toute la soirée même... qui s'est terminée en dansant jusqu'aux petites heures au bar « Le Kirikou ». J'ai même dansé! Ben si! Entouré de danseurs, et avec Léonie comme coach de danse camerounaise, je n'ai même pas vu le temps passer! On a peut-être un peu exagéré d'ailleurs...



Jours 10 et 11

Jeudi 19 et vendredi 20 décembre
Rencontres artistiques, révélations, réflexions…



Atelier à Moursal… des sourires et des nez !

Les deux derniers jours ont été bien remplis. J'ai la langue à terre, la gorge en compote et les plantes de pieds en mioche! Je dégage une odeur étrange où se rencontrent le chasse-moustique, l'écran solaire et les grillades. Je mouche de la poussière. Katel et moi sommes maintenant des pros du clando, empruntant régulièrement le mode de transport en commun privilégié des N'Djaménois. On va même chercher le traditionnel beignet soufflé, préparé le matin par les femmes au coin des rues (10 pour 100FCFA... donc 30 sous!). On en profite pour discuter avec les gens du quartier.

Je suis heureux. L'intensité de ce séjour, sur le plan artistique et personnel (car j'y réalise un rêve d'enfance), est assez exceptionnelle.


En deux jours, en plus des ateliers pour les jeunes des quartiers, j'ai eu la chance d'offrir un atelier pour un groupe composé strictement de femmes, ainsi qu'un atelier pour une troupe de théâtre communautaire du quartier Moursal. J'ai également pu voir une équipe de danseurs (sous la direction de Jamal Noudjingar) en répétition, en plus de passer tout un avant-midi en salle avec Yaya et deux de ses danseurs, dans le cadre d'une rencontre-échange. Entre-temps, une entrevue à Radio-Canada Acadie avec Martine Blanchard, que vous aurez peut-être entendue. Le tout couronné d'agréables soirées à discuter avec les copains jusqu'aux petites heures.



Oui, parce qu'il faut comprendre comment ça fonctionne à N'Djamena : la soirée commence à 23h. Entre 20h et 23h il y a un espèce de moment suspendu ou en général on se lave, on mange, on se pause un peu avant de sortir. Et on sort beaucoup. Le long des rues, en soirée, on ne voit que ça : des groupes de gens réunis, devant un bar ou devant une porte ou au pied d'un arbre. Les gens discutent. Les vieux, les jeunes, les chiens les chats les poules... tous y sont.

Bref... tout ça pour dire que si on fait un calcul rapide des heures, on constate qu'il n'y a pas eu beaucoup de trous! Je me concentre sur un moment fort qui a provoqué des réflexions et des émotions vives.

Rencontre d'échange artistique avec Yaya Sarria

Pour tous, sans exception, l'art est non seulement un choix de vie, c'est un choix de salut, de survie. Taïgue, John, Yaya, Yacinthe – pour ne nommer que ceux-là – sont des anciens jeunes de la rue qui ont trouvé dans la danse une voie (et une voix). Maintenant ils sont les ambassadeurs de leur pays partout en Afrique, en Europe, en Amérique. Ils ont des parcours étonnants et troublants. Lorsqu'ils donnent des formations aux jeunes de la rue, ils savent à qui ils parlent. Ils sont des exemples de rigueur, d'humilité, de persévérance, de résilience. Ils parlent de leur propre parcours avec émotion. Ils continuent à vivre dans des conditions précaires, ils portent de lourds fardeaux, ils connaissent la misère... dans cette petite-grande-ville de 721 000 habitants, il n'est pas rare, en se promenant à moto avec eux dans le brouillard orangé de N'Djamena, d'entendre un « Aye Yaya! » ou « Ôlà, Djafat! »... J'ai écrit plus d'une fois sur ce blog que je me sentais en sécurité. Ils y sont pour quelque chose. Ils portent un calme, un regard, une dégaine à la fois charismatique et pacifique. Ils ne prennent pas de risques inutiles, ne cherchent pas la provocation, s'assurent toujours qu'on est bien rentrés, que nous ne sommes pas seuls le soir, que nous sommes en sureté.

Je m'égare...

Yaya, qui nous aide depuis le tout premier jour à nous acclimater à la ville, qui nous sort, qui nous raconte des histoires et déconne avec nous, a sa propre compagnie appelée Sabot du Vent.


Avec Sabot du Vent

En salle, avec Yaya, John et Léonie, on a passé l'avant-midi à échanger. D'abord un petit échauffement où on s'apprivoise en même temps. Chacun de son côté, petits moments de rencontre, mais surtout on prend le temps d'arriver. Et puis on discute un bon moment. Chacun raconte son histoire, son parcours, sa vision, ses raisons d'être là. J'apprends que Léonie est d'abord comédienne, qu'elle vient du Cameroun et n'est pas rentrée depuis plus de trois ans, que Yaya est orphelin et a commencé par toucher au théâtre avec le regroupement scout mené par Vangdar avant de bifurquer vers la danse, que John était dans la rue et dormait au Ballet National lorsque Yaya l'a pris sous son aile. Je parle de mon histoire, de l'Acadie, de pêche et de viande, de mes spectacles et de mes déplacements à moi... un peu gêné mais acceptant qu'on vient de contextes différents.

On se rejoint sur plusieurs aspects : l'envie du métissage des formes, l'art comme outil d'espoir et de changement, l'envie d'utiliser l'art pour créer des ponts.

Et puis on se lève... Yaya me propose de me montrer comment ils travaillent, en partant d'un extrait du spectacle qu'il est en train de créer : « Les déplacés ». Sa première inspiration pour ce spectacle : les déplacés. La famille de sa mère, de descendance Peul nomade, est toujours en mouvement. Il ne les voit pratiquement jamais puisqu'ils n'ont pas d'itinéraire précis. Il ne sait pas où ils sont sur le territoire. Comment bâtir son identité lorsque même nos racines se déplacent?


Et ils se mettent à danser.

Ouf.

Personnages décharnés.
Sensibilité désarmante, authenticité, vérité...
Corps blessés
Déséquilibre contrôlé.
Corps déstabilisés, empêchés, repoussés, tirés malgré eux.
Corps qui luttent, qui abdiquent, se relèvent.
L'espoir de l'artiste.


Difficile de ne pas se reconnaître. J'ai vu les déplacés, les réfugiés, les déportés, j'ai vu l'Afrique... et l'Acadie. En les regardant j'ai versé une larme (peut-être même deux...). Excessivement touchant. Yaya fait ressortir chez chacun sa propre sensibilité, et en même temps on sent qu'ils sont dans le même univers, dans cet hybride indéfinissable entre danse traditionnelle, contemporaine et classique.

Le corps...
À la fois ce qui nous unis toutes et tous par cette ossature verticale reposant sur deux points d'appuis et de multiples articulations complexes.
À la fois ce qui trahis l'individu (on reconnaît quelqu'un de très loin; on sait si une personne ment; on reçoit l'excitation ou la fatigue de l'autre).
À la fois porteur de culture, de tabous, d'interdits, d'impulsions propres à un peuple entier.
À la fois émetteur/récepteur, par mimétisme, d'émotions et d'états d'une grande profondeur.
Le corps parole, le corps outil, le corps arme, le corps communion, le corps le corps le corps…


Ateliers avec une troupe de théâtre amateur, dans l'église
baptiste de Moursal
Je ne sais pas exactement ce que je suis en train d'apprendre ici mais je sais qu'il se passe des trucs, qu'il y a des petits fils qui se touchent, des connections qui se font, se défont, se refont.

Je voulais parler de bien des choses ce soir... je m'arrête ici.










mercredi 25 décembre 2013

Jour 9 - 2e round !

Mercredi 18 décembre
Deuxième rencontre avec le public…


Themacult - Redonner le sourire à ceux qui ne savent plus pleurer


Ce matin nous avons eu le bonheur de rencontrer Vangdar Ismael, le directeur artistique de la compagnie de théâtre Themacult qui fêtera l'an prochain ses 25 années d'existence. Un grand homme (dans tous les sens du terme!). Généreux, bon vivant, la joie de vivre contagieuse, on sent qu'il s'est battu pour arriver à mettre sur pied et à maintenir l'espace de création qu'il dirige. Thémacult monte, selon les conditions financières, une création par année, et organise tous les deux ans un festival international de théâtre. Vangdar a siégé sur le comité de la CITF (Commission internationale du théâtre francophone) lorsque l'organisation a soutenu la création de notre spectacle BOUFFE. Petit monde! Nous avons mangé le meilleurs poulet grillé de N'Djamena (le Maître l'a dit!) et, en parlant de nourriture – chassez le naturel... –, on a dû avouer à Vangdar que nous n'avions pas encore mangé la Boule (LE plat traditionnel tchadien). Katel a d'ailleurs avancé qu'elle doutait de l'existence même de ce plat puisqu'on n'en voit nulle part. Renversé, outré, incrédule, Vangdar nous a promis de nous inviter chez lui manger la fameuse Boule et la non moins fameuse « sauce longue »...! Samedi midi : c'est à l'horaire. À suivre!

Nous rencontrions Virginie à 13h à l'IFT afin de se préparer, de placer les transitions entre nos contes/scènes et de s'assurer que tout soit en ordre pour la représentation à 16h. L'endroit où nous jouons est absolument magnifique. Un gros arbre mature jette son ombrage sur une petite scène ronde devant laquelle se trouvent des gradins en pierre. C'est très beau, intime, chaleureux. En fait ils ont reproduit, dans cette petite cour intérieur, l'arbre à palabre que l'on retrouve dans les villages africains. C'est souvent un très vieil arbre comme celui-ci, vénérable et respectable, sous lequel on vient raconter des histoires, des contes, les nouvelles, etc. C'est la télé sans zapping! Petite émotion en voyant le lieu. Nous avons décidé de présenter Grüm cette fois-ci et de garder la grenouille et le crapaud pour la représentation de samedi (qui doit être différente de celle du mercredi). Notons que le public de « L'heure du conte » est un public variant de 6 ans à 18-19 ans, tous dans la même salle.

Virginie a commencé avec deux contes. Là aussi ça parle, ça jase, ça répond. Et fort en plus! Elle les a eu tranquillement, les faisant rire et regagnant leur attention, lorsqu'ils devenaient trop dispersés, à l'aide d'un « zing-zing-zing » auquel ils devaient répondre, en cœur, « zou-zou-zou! » Elle a attaqué avec l'histoire de la petite Lala, sauvée du monstre-buveur-de-lait par la solidarité de ses amies. Elle a enchaîné avec celle de Noix de Coco, où une mère accouche d'une noix de coco qui finira par se transformer en en beau guerrier. Dans les deux cas, je remarque que la conteuse faire intervenir le public, lui faisant compter les amies de Lala ou lui demandant s'il avait déjà vu une femme accoucher une noix de coco, et quelle boulot la noix pourrait-elle trouver. On me sit que c'est très fréquent. Comme le public est partie prenante et participante de l'acte théâtral, on l'intègre (et on lui donne, en quelque sorte, son texte). On le force ainsi à être attentif à ce qu'il doit dire et au bon moment où il doit se prononcer.


Nous avons adapté un peu l'entrée. J'arrive toujours du public (chose qui ne se voit jamais ici... je l'ai bien compris mardi dernier et on me l'a dit à plusieurs reprises), mais cette fois la conteuse me voit, elle pointe vers l'arrière de la salle... « ...mais c'est qui celui-là? Regardez-le!!... », elle installe le fait que c'est un personnage qui arrive et, en plus, elle rit de lui – établissant au passage qu'on a le droit d'en rire. Du coup c'était un peu plus facile... personne ne m'a tapé dessus! Certains ont eu peur lorsque je passais par-dessus leur tête, fuyant lorsque je leur tendais ma valise... mais petit à petit on a compris. La dernière rangée, celle des tout-petits, riait à gorge déployée lorsque je suis arrivé à eux. On m'a parlé tout le long, m'interrogeant sur ce que j'attendais, me disant qu'il n'y a pas de bus qui passe ici, me demandant pourquoi je ne parlais pas. Certains me disaient de partir. À la fin on me demandait de rester... pas clair du tout! Grüm est tombé pour une jeune femme très courageuse, qui a joué le jeu – elle l'a même embrassé, au grand bonheur de la salle... et, ne le cachons pas, du comédien!

L'expérience est définitivement moins traumatisante que la première. Virginie me dit : « Ils sont restés, alors ils ont aimé. S'ils n'aiment pas ils partent. On l'a vu souvent : le conteur commence et en cinq minutes le tiers de la salle est déjà disparu! » Même son de cloche de Katel et d'autres qui étaient présents. Moi, je ne comprends pas encore ce public. Il parle un langage que je ne saisis pas – et je trouve ça fascinant.

Avec le clown tchadien Djafat, John-de-John, Katel et Virginie



En soirée, il y avait à l'IFT un spectacle-concours de hip-hop organisé par Rodrigue, celui qui donne les formations de danse hip-hop et de slam dans les quartiers. C'était franchement beau à voir. Le public était au rendez-vous (il y avait un monde fou!), et c'était touchant de voir ces jeunes s'affronter de façon aussi rigoureuse… et pacifique. La danse contre la violence. Espoir. 



Yaya et John, juges de la soirée hip-hop


Rodrigue fait une démonstration… foule en délire





Jour 8 - Une semaine est passée

Mardi 17 décembre
déconnecté mais en sécurité!


Petite frustration aujourd'hui... voilà maintenant cinq jours que je n'arrive pas à avoir accès à l'internet. L'horaire est très chargé – ce qui, en soit, est une très bonne chose – et rares sont les moments où on peut s'asseoir devant l'ordinateur. Entre les coupures d'électricité aléatoires d'une journée à l'autre, l'absence de réseau là où nous habitons et la lenteur légendaire du débit lorsque nous arrivons à nous connecter cinq minutes, il devient quasi-impossible de garder contact avec ses proches. Pour faire exprès, l'internet a été coupé à l'IFT aujourd'hui... parce qu'ils n'ont pas payé la facture! L'institut Français du Tchad n'a pas payé sa facture!!... trop fort. Il parait que ça arrive... on priorise le paiement des employés et on attend quelques jours pour payer le reste. Dans tous les cas ce ne sont que des rumeurs et moi, je ne suis qu'un vulgaire rapporteur. N'empêche que c'est cocasse.

Je sais qu'on doit commencer à s'inquiéter de l'autre côté et je n'ai aucun moyen de rassurer qui que ce soit. Pourtant, les tensions en Centrafrique ne portent aucun ombrage au soleil vibrant de N'Djamena. On se sent en sécurité. Les troubles sont plus au sud, loin de la ville. Aucune inquiétude, donc. D'autant plus que c'est la fête de la liberté ces jours-ci (elle se déroule à l'extérieur de N'Djamena), donc la majorité des militaires sont hors-la-ville. Je suis bien curieux de ce qu'on fête comme liberté sous un régime comme celui de Deby.


Voilà maintenant une semaine que je suis ici. Voilà maintenant une semaine que je fais de superbes rencontres et je découvre une ville et un mode de vie à mille lieues de tout ce que j'ai pu avoir comme références. C'est une expérience extraordinaire, grandiose et troublante.


Ce matin, je travaillais pour la deuxième fois avec l'actrice, marionnettiste et conteuse Virginie Tokari. Nous avons continué de chercher l'alliage clown-conte. Le clown est si peu connu ici, les références sont si minces que c'est un réel défi d'arriver à quelque chose de satisfaisant. On y est arrivés doucement. On part du conte qu'elle nomme « La grenouille et le crapaud ». Pour les besoins de la cause, la conteuse a besoin d'un assistant. Je viens jouer le crapaud et, bien entendu tout part en couille. Je deviens tous les personnages, je m'empêtre... Elle arrive à peine à raconter son histoire. On est dans le classique clown rouge/clown blanc. Suite à l'expérience de mardi soir dernier, je m'interroge beaucoup sur la façon d'aller chercher le public d'ici, de le faire embarquer dans le style et d'arriver à ce qu'il se laisse aller. Les réactions sont si franches et si directes... on est loin du petit judéo-chrétien tranquille calé dans son siège qui, s'il ne comprend pas ou n'aime pas, en parlera à demi-mots sur le chemin du retour. Ça se passe là, maintenant, en direct!






En après-midi, ateliers dans le quartier de Chagoua auprès d'un groupe d'adolescents qui, franchement, impressionne! Le responsable de la maison de quartier est un homme dynamique, et celui qui s'occupe de faire du théâtre avec eux est un vrai passionné. Du coup, il a su transmettre cette étincelle à ses élèves. Ils cherchent, ils sont attentifs, présents, rigoureux, curieux... ce sont eux qui montent des spectacles à l'extérieur du contexte des ateliers!! Le défi : la langue. Ce sont tous des jeunes qui ont des difficultés en français – et comme je ne parle pas le patois... Par contre, aussitôt qu'ils ont saisi, ils se lancent. J'ai donc fait beaucoup plus de démonstrations aujourd'hui. Un film était présenté juste après mon atelier. Plein de gens sont venus s'entasser sur les bancs afin de regarder le long métrage, projeté sur un mur.


Cinéma, version Chagoua.




Aujourd'hui nous déménageons chez Taïgue, qui vit dans une concession du quartier Abdel-Djoumal. Nous y serons très confortables. Il quitte pour l'Allemagne. Nous poursuivrons donc le séjour avec Yaya et Aboubakar comme ange-gardiens. Même s'il est triste de voir Taïgue partir si rapidement, nous savons que tout est en place pour penser et bâtir la suite de notre collaboration – c'est à dire l'intervention dans les camps. Dans tous les cas on est bien lancés pour la suite de ce séjour-ci et on ne se sent aucunement abandonnés. L'horaire est d'ailleurs complètement chargé jusqu'au lundi 23 décembre. Entre les ateliers, les rencontres, les répétitions, les représentations, il ne nous reste qu'une toute petite plage de 3h le lundi PM! Comme nous l'a dit Taïgue, ce n'est pas plus mal que nous puissions entrer en contact avec les artistes sans qu'il soit toujours là. Cela nous permet de développer un contact plus particulier avec eux.

Je sens que ça va passer vite... Oh oui! Ce matin j'ai pris, pour la première fois dans ma vie, le moto-taxi (appelé « clando »). Ils sont là, à tous les quelques coins de rues, attendant des clients. S'ils passent, on les appelle d'un « sssst! », ce son (complètement impoli d'un point de vue nord-américain... je vais m'y faire...) qu'on emploie beaucoup ici pour appeler les gens, serveurs, etc. et qui capte leur oreille malgré les bruits les plus assourdissants. Le clando coute très peu cher (à partir de 150 FCFA... environs 30 sous). On me recommande de ne pas l'utiliser la nuit – c'est plus risqué.


Bonne nouvelle : nous aurons désormais accès à un modem portable. Je devrais donc pouvoir mettre le blog à jour plus régulièrement!... à moins que l'horaire ne nous dépasse.


Les graffitis que l'on retrouve partout dans les maisons de quartier...

… sont plutôt éloquents.


Jour 7 - Et la suite…?

Lundi 16 décembre
L'art, geste d'espoir et de paix...


Aujourd'hui, une grande partie de la journée a été passée en réunion avec Taïgue afin de planifier les suites de ce séjour – car il y en aura. Taïgue en a profité pour nous résumer son travail auprès des jeunes de N'Djamena depuis près d'un an et auprès des réfugiés depuis 2006. Je ne cesse d'être frappé par la volonté de fer, par l'humilité et par l'intégrité de Taïgue dans son travail. Il nous a rappelé les raisons qui motivent son acharnement à apporter diverses formations (danse, acrobatie, théâtre) aux jeunes d'ici. Beaucoup n'en ont jamais fait, certains n'en ont jamais vu. Ils n'ont ni l'habitude ni la conscience de la scène. Ultimement, le but est d'offrir des outils de sensibilisation aux tchadiens – la santé, la paix, la non-violence sont au cœur des préoccupations. On cherche donc à créer des jeux – éventuellement des pièces – qui sauront devenir des moteurs de bien-être et de mieux-vivre.

Taïgue nous a ainsi expliqué les origines du projet « Tallou Nalabo » auquel nous prenons part. D'abord imaginé dans cinq régions du Tchad avant d'être réduit à cinq quartiers de la capitale pour raisons financières, le projet a pour but de réunifier le peuple par l'art – entreprise ambitieuse s'il en est. En effet, le Tchad a été tellement souvent déchiré par les guerres civiles que la rancune et la vengeance sont, malheureusement, chose courante. Le projet a lieu depuis le mois de juin dans les quartiers de Moursal, N'Djiari, Chagoua, Walia et Farcha. Les formateurs (danse, acrobatie, théâtre) travaillent tous les jours, pendant un mois, dans un quartier, avant d'être permutés. Les résultats de « Tallou Nalabo » sont probants : on en redemande. Dans certains quartiers, les jeunes se rencontrent à l'extérieur des ateliers – et ce de leur propre initiative – afin de monter de petits spectacles ou simplement de se pratiquer ensemble. Taïgue conçoit le travail avec les jeunes en trois étapes : d'abord, intriguer les jeunes par des performances; ensuite, donner l'envie à l'art et au jeu par des formations à la fois rigoureuses et ludiques; enfin, utiliser les outils reçus afin de sensibiliser la population.


Le projet dans les camps de réfugiés est une toute autre initiative dont les objectifs sont semblables : paix, intégration, retour à la culture, sensibilisation, unification des différentes ethnies par l'art. Depuis 2006, Taïgue se rend dans les camps de réfugiés pendant plusieurs semaines chaque année.. Initiative volontaire dans un premier temps, elle a failli être annulée lorsque le Haut-Commissariat aux Réfugiés (UNHCR) a refusé de financer l'évènement. Les réfugiés se sont révoltés, forçant le UNHCR à reprendre Taïgue – et, cette fois, à le payer – pour rétablir la situation. Les participants ont, dans plusieurs cas, changés. Certains venaient danser le jour et étaient rebelles la nuit, allant combattre dans les régions. Au fur et à mesure ils ont avoué, ont laissé leurs armes bref, ils ont trouvé un sens nouveau à la vie. Le travail dans les camps de réfugiés est très particulier et demande une grande sensibilité de la part des formateurs. Les réfugiés sont souvent violents, fâchés, révoltés contre ceux qui « vont bien ». L'approche doit être faite avec tact et douceur. Taïgue nous a expliqué que certains de ceux qui étaient le plus violents au départ sont maintenant les leaders des groupes de danseurs dans les camps. Touchant.

Nos ateliers en après-midi avaient lieux sur la scène du Ballet National dans le quartier de Moursal. Ce groupe est composé de tout-petits poux de 6 à 10 ans. A-d-o-r-a-b-l-e-s. C'est un si grand bonheur que de travailler avec les petits. Ils sont disponibles, frais et, surtout, ils veulent jouer. Ils ont tout ce qu'on se bat pendant des années à ré-apprendre aux jeunes adultes qui étudient le théâtre. C'est aussi encourageant de voir cette bande d'enfants si intéressés par la scène – c'est de bon augure pour les années à venir!

Je vous laisse sur ces quelques réflexions, lancées en fin de réunion :
L'art est, en soi, politique. Faire de l'art, c'est poser un geste d'espoir et de paix. L'art permet d'articuler un discours et, ensuite, de le partager au monde. L'art a une fonction : il offre des outils permettant d'ouvrir et d'élargir les consciences, de parler du monde, d'en constater la beauté comme les absurdités et d'y réfléchir. L'art est moteur de changement.



Liens pertinents :
Association Ndam Se Na
**Voir le reportage du réseau CNN sur le travail que mène Taïgue Ahmed dans les camps de réfugiés** 


jeudi 19 décembre 2013

Jour 6 - En chantier...

Dimanche 15 décembre
… rencontres et réflexions...


Em-boeufs-teillage...


« N'Djamena est une ville en chantier »... J'entends beaucoup cette phrase. Le Tchad aussi est un pays en chantier, en reconstruction. Les tchadiens retrouvent le respect de leurs compatriotes africains, se détachant progressivement de l'image d'un pays défait, morcelé, oublié, déchiré par les guerres interminables. Quand on roule dans les rues de la ville, on passe rapidement de l'impression d'une ville en modernisation, avec de grands bâtiments et des rues bitumées, à celle d'une ville en lambeaux, où les trous dans les routes en terre battue sont tels qu'on se demande si on se rendra au prochain coin de rue. Les quartiers vivants et vibrants font successivement place aux quartiers bidons-ville jonchés de déchets, aux quartiers-marchés fourmillant de monde et d'animaux (poules, coqs, chiens, canards), aux rues bloquées par les troupeaux de bœufs occupant la route en entier, le tout au son de la musique hip-hop ultramoderne qu'affectionne particulièrement Roger (le conducteur), venant contraster avec le portrait d'ensemble.


Ce matin nous étions sur la scène du Ballet National, en pleine rencontre artistique avec la comédienne, conteuse et marionnettiste Virginie Tokari. Pendant trois heures nous avons cherché à mélanger clown et conte, se découvrant en même temps comme collègues de travail. Plongés dans ce véritable chantier artistique, on a plus ou moins trouvé – ce qui est normal dans les circonstances. On a tout de même du matériel que nous pourrons nettoyer et peaufiner après-demain. Par contre, quel privilège que celui de se permettre ce saut dans le vide : deux artistes qui ne se connaissent pas et qui se lancent dans la création d'un mini-spectacle qu'ils présenteront trois jours plus tard, au bout d'à peine six heures de travail. Virginie surprend par son aplomb et son franc-parler sans gants blancs. C'est une fonceuse et gare à qui voudrait lui bloquer la route! Elle nous a également présenté John (Jean-Marie, dit John-de-John), son mentor. Ce monsieur fascinant, comédien ayant décidé à la fin des années 1990 de se lancer dans l'art de la marionnette, tente depuis de faire vivre cet art à N'Djamena. Un réel défi – un combat qui rappelle celui que me racontent les danseurs rencontrés ces derniers jours, arrivant progressivement à instaurer et à faire vivre la danse contemporaine dans leur ville.


Je constate aussi, depuis les quelques jours qu'on est à N'Djamena, à quel point l'art est, ici, un outil de sensibilisation (hygiène, santé sexuelle, traitement de l'eau, réhabilitation sociale, etc.). « C'est essentiel », me dit John, « Plusieurs ne vont pas à l'école. C'est le seul outil qu'on a pour parler de ces choses... et la survie du peuple en dépend ! Le taux de mortalité chez les jeunes est toujours très élevé... il faut éduquer les gens. On le fait en leur racontant des histoires.»

En soirée, nous prenons le temps de s'asseoir avec notre ange-gardien temporaire, le cinéaste Aboubakar, afin de visionner son travail. Documentaires, fictions, télé-séries/capsules humoristiques... À ma grande surprise, il joue dans ses télé-séries – lui qui est plutôt réservé dans la vie. Et ce qu'il est drôle! Les capsules qu'on a vues nous montrent de faux policiers (la « folice ») profitant de leur pouvoir. On y voit aussi un jeune sans-emploi, joué par le clown tchadien Djafat, qui passe ses journées à commenter et à se foutre de la gueule des gens... Le commentaire social est omniprésent : la corruption, le rapport au pouvoir, la pauvreté, le cynisme... etc. 

Il a aussi un super projet appelé le CNAT (Cinéma numérique ambulant du Tchad), où il part dans les régions reculées du pays avec tout le matériel nécessaire (écran, projecteur, matériel sonore, génératrice – plusieurs régions n'ont pas l'électricité) afin de présenter des films à ceux qui n'auraient jamais l'occasion d'en voir. Le projet en est encore à ses débuts mais l'initiative est géniale. Yaya me disait aussi qu'il souhaitait de plus en plus orienter son travail de diffusion loin des festivals et des grosses structures, pour se concentrer sur les gens : créations in situ, spectacles offerts directement dans les maisons, etc. Le souhait : démocratiser l'art, mais aussi miser sur la rencontre véritable entre les artistes et la population.

Ville en chantier. Pays en chantier. L'art aussi est en chantier ici... un chantier vibrant où chaque pierre est posée avec une volonté de fer – et de faire… Un chantier qui, s'il continue d'être mené par des architectes de cette trempe, permettra certainement à la Scène tchadienne de se (re)construire des fondations solides et de prendre, enfin, la place qui lui revient.